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QUI ETAIT JEAN DELAVEYNE Jean Delaveyne n’aimait pas
les curriculum vitae qu’il appelait des déballages intimes, genre bric-à-brac
préfabriqués ; il les soupçonnait d’ailleurs d’être déformés par la
mémoire de l’homme qui embellit ce qui le concerne. Jean Delaveyne aimait à
dire qu’il tenait à rester au ras de son niveau, à son niveau réel, lucide et
objectif, la vue y est meilleure. Il n’aimait ni la scène, ni les
acclamations pulsionnelles, il aimait seulement cette profession qui
l’accaparait depuis son plus jeune âge comme une maîtresse exigeante autant
qu’exclusive. Et puis il n’aimait pas faire de l’ombre par la célébrité d’un
passé qui n’a que le charme de l’être. Il n’aimait pas les honneurs. Il
aimait que le travail bien fait et les ouvriers qui s’y appliquent. C’était
un homme sans orgueil qui préférait s’attarder sur la façon dont un lardon
réagit si on le cuit à chaleur douce ou vive, plutôt que de dire qu’il avait
formé de nombreux « grands » de Michel Guérard à Roland Durand, entre
autres noms connus dont il était satisfait de leur façon de
« voir » la cuisine. Il les a certes secoués, mais il leur a aussi
inculqué sa passion des produits, sa science des transformations culinaires,
sorte d’alchimiste en ce domaine. C’était un puriste, un homme qui
connaissait les bases sur le bout des doigts parce qu’il en avait percé le
secret. Il nous a donc fallu faire
des recherches dans les interviews qu’il avait accordées, puisque nous
n’avons en effet pas trouvé de curriculum vitae, nous aurions pu demander
quelques informations à sa femme Marie et à son fils Guy, mais nous avons
décidé de respecter ce choix de Jean Delaveyne qui préférait une autre
présentation, qu’une confession de l’état civil, des diplômes, des titres
honorifiques, des récompenses pour une carrière professionnelle. Comme
quelques-uns de ses collègues, il en avait plein des valises, mais ce n’était
pas du tout exaltant pour lui. Jean Delaveyne était né le
22 mai 1919, à Marolles-en-Hurepoix, d’un père berrichon particulièrement éclectique
(il abandonne son métier de maréchal-ferrant, pour devenir mécanicien
expérimental sur moteurs d’avions et de voitures de course, peint, sculpte,
apprend le latin) et d’une mère auvergnate, couturière de son état. C’est le 20 juillet 1931, à
l’âge de 12 ans, que Jean Delaveyne, part en apprentissage en pâtisserie,chez
le pâtissier-traiteur Thomas, 6, rue du Pont à Saint-Maurice près du Pont de
Charenton et à 1.000 m du Bois de Vincennes. Il a ainsi fait ses débuts
pendant les grands moments de l’Exposition Coloniale qui voisinait.
« J’y ai appris la pâtisserie bien sûr mais aussi à me servir d’un
couteau qui coupe pour apprendre à désosser les cuisseaux de veau. J’ai eu
droit au mortier pour la godiveau ainsi qu’aux coups de pompes dans le cul
obligés ». Le chef s’appelait Monsieur Henri. Après son apprentissage à
Saint-Maurice, on a quand même pu retrouver quelques traces de sa carrière,
marquée par les grands chefs de cuisine de l’époque : Jacques Darc, Eugène
Chatard, Maurice Mennessier… et par ceux qu’il fréquentait, ayant laissé leur
nom à l’Art Culinaire de leur époque : Dumaine, Point, Humbert… Il a
roulé comme l’on dit, pas toujours où il fallait d’après ses dires, il a été
un genre de pigeon voyageur. Jean Delaveyne a travaillé
à la fameuse brasserie Weber, rue Royale – à l’Hôtel du Palais d’Orsay – au
cabaret de Suzy Solidor – au Bœuf sur le Toit – au Vieux Clodoche, à la
Varenne – au restaurant l’Hermitage à la Varenne – chez Charles, Pâtissier-Traiteur
à la Varenne, un restaurant alors en vogue, où il apprend les grands
classiques, des filets de sole au vin blanc au homard à l’américaine, et
côtoie les plus grands de ce monde, d’Albert Préjean à Annabella. On le suit
à la trace dans tous les établissements côtés de l’époque. La guerre a interrompu sa
vie professionnelle. De la classe 39, incorporé au 8ème Régiment
du Génie, il est « parti aux Armées ». Courtes classes faites dans
la 2ème Division Blindée, nommé Caporal-Chef de poste, il demanda à
accompagner le 16ème Bataillon de Chasseurs, sous l’autorité du
Commandant Warigen et fût désigné pour diriger un groupe de choc (détachement
précurseur en ligne), avancé comme Radio manipulant ER 40. Fait prisonnier au
combat en protégeant le repli du 501ème Bataillon de Chars, le 19
juin 1940, à Montmillien en Côte d’Or. De nuit, déguisé, il traversa les
lignes allemandes ; repris par les SS à Vermenton, il fût transféré au
Front-Stalag K 50. Il s’en évada en décembre 40 et s’engagea dans les Forces
Françaises de l’Intérieur en janvier 1941, dans le « réseau de
Saint-Maur des Fossés ». Repris sous une fausse identité en janvier
1942, emmené à Dortmund au 6 P, il s’en évada encore en mai de la même année
pour entrer dans la Résistance du Massif du Morvan à Avallon, dans l’Yonne où
il participa à toute l’activité régionale et à la libération de la ville en juin 1944. Démobilisé en
janvier 1945, cette guerre, à laquelle il a participé avec fougue, le laisse,
à la libération, totalement désemparé. Il lui faudra plus d’un an pour se
remettre aux fourneaux, tout en étudiant les Beaux-Arts, et six encore pour
être nommé Meilleur Ouvrier de France. Il fait 27 maisons avant de
reprendre le Roy Soleil à Marly, où le découvre Francis Amunategui, le plus
grand critique de l’époque. Commencent alors à défiler à sa table célébrités
et têtes couronnées, du Général Koenig au roi Farouk. Jusqu’à ce que, 18 mois
plus tard, Jean Delaveyne s’aperçoive que les chambres au-dessus de son
restaurant sont plus souvent louées pour la sieste que pour la nuit. Il
abandonne le Roy Soleil à ses courtisanes… En 1952, il fût Meilleur
Ouvrier de France en pâtisserie. Le thème en cuisine était la selle de veau à
la Brancas. Jean Delaveyne n’aimait pas la cuisine pommadée, il trouvait cette
recette intéressante pour l’émulsion à la Brancas. Il voulait faire les deux
concours en cuisine et en pâtisserie. Les concurrents n’étaient pas jugés
comme maintenant puisque les examinateurs venaient dans leurs cuisines. Il
s’était essayé avec cette selle de veau, qu’il ne trouvait pas mal du tout.
« Mais je n’avais aucune côte à la Société d’alors étant pâtissier
disaient-ils ». Lorsqu’il fût désigné pour nourrir Mohamed V au château
de Champs-sur-Marne, revenu de Madagascar, il refit cette selle de veau avec
succès. Se trouvant Chef tournant dans les salons de l’Ambassade de
l’Amérique Latine, rue d’Iéna à l’époque, dans cet ancien hôtel particulier
de la famille Dubonnet sous l’autorité de Monsieur Hulmann, Directeur Général
et ancien Ambassadeur du Brésil à Paris, il refît encore cette selle de veau
à la Brancas. Cette fois, il appelait Messieurs Alfred Guérot et André
Deroire à venir donner leur avis. Ils étaient accompagnés de René Laget qui
avait été M.O.F. avec cette préparation. Tous le félicitèrent lui confirmant
qu’il aurait pu être M.O.F. cuisine certainement. C’est en 1958 qu’il rachète
l’auberge en ruine qui va devenir le « Camélia ». Secondé par sa
femme Marie et son fils Guy en salle, il dirige tambour battant une brigade
de dix-huit cuisiniers. Succès immédiat ! Deux fois par an, il va à
Tokyo comme conseillé de l’Hôtel Okura. Il était passionné par la peinture et
cachait quelques une de ses toiles dans son avant-cuisine, la sculpture,
l’apiculture, la pêche, la chasse et surtout la voile. Travailleur acharné, à 67
ans, alors que beaucoup se seraient contentés de vivre sur les acquis de ãã Michelin, Jean Delaveyne, le cuisinier au talent
bouillonnant, perpétuellement inventif, se double d’un homme au caractère
imprévisible, fonceur, que les années n’ont pas changé, il décida de se
remettre en question et d’ouvrir à deux pas du « Camélia », une
nouvelle enseigne « L’Huître et la Tarte ». Jean Delaveyne nous quitta, le 25 novembre 1996, à l’âge de 75 ans. |